Avant même toute approche picturale, ce qui attire le regard dans les œuvres de Bernard de Bages, c’est leur support. L’artiste est sans conteste un amoureux du bois, des vieilles portes, des volets vermoulus qu’il aborde en vrai professionnel, polissant et travaillant avec patience. Il les métamorphose alors en objet de libre création, soit en y gravant des figures évocatrices, soit en leur accordant un statut autonome en trois dimensions, totem ou mythe antique, soit le plus souvent, comme les icônes primitives, en leur appliquant à l’aide de sa palette des formes et des couleurs, transformant l’antique planche en toile de peintre. 
Et ses couleurs éclatent. Le bleu, le rouge et le noir intersidéral brisé par un croissant de lune, créent un univers qui n’est pas sans nous évoquer Joan Miró, y compris par la présence du corps féminin et l’attachement à un terroir. 
Mais si la Catalogne est proche, c’est bien autour d’une terre occitane que gravite l’œuvre de cet artiste, qui lui a même emprunté son nom.

L’étang « de Bages et Sigean », en effet, qui a déjà attiré de nombreux peintres et assure toujours le bonheur des aquarellistes, a dorénavant son Enchanteur.
Certes l’inspiration de Bernard est au confluent de sources variées, mais la tradition arthurienne ou les contes chinois de la Tonnelle aux haricots  y ont aussi leur place et forment parfois un arrière-plan mythique. Cette Dame de l’Etang, qui surgit nue dans ses œuvres, ressemble bien à un avatar de la Dame du Lac, la fée Viviane, ou de la fatale Xi Shi, précipitée dans un lac au clair de lune, ou  de Dame Duan ou de Dame Shi You, qui se transforment par jalousie en déesses des eaux.  
Mais ici, point d’Excalibur guerrière brandie au-dessus des eaux par la Dame de l’étang de Bages, point de vengeances mortelles sur les femmes élégantes qui passent le gué. Quant au groupe de sirènes qu’on observe sur un tableau, elles ne cherchent pas la perdition d’un marin-pêcheur bageot, elles regardent goguenardes le pauvre Bernard, qu’en femmes de sa vie passée elles ont fort bien connu…
On l’a compris, l’esthétique de Bernard exclut la cruauté ou la vision tourmentée. 

Après tout, on aurait pu attendre d’un peintre hollandais des échos de Jérome Bosch et de son bestiaire monstrueux parmi les poissons de l’étang de Bages, ou le voir enrouler au-dessus du massif de La Clape les astres et les nuages des nuits étoilées de Vincent Van Gogh.
En fait, sa fantaisie artistique, comme peintre ou graveur, se nourrit de bienveillance, d’humour et de fraîche naïveté. 
Son travail, son plaisir plutôt, est la reconstruction souvent symbolique d’une réalité environnante par un langage narratif qu’il nous faut sans cesse traduire et lire, un peu à la manière de l’imagerie médiévale et de ses codes symboliques, réalisée par plans successifs, sans guère de profondeur ni de perspective, et dont la taille des figures dépend surtout de l’importance qui leur est accordée. 
Pour chacune de ses œuvres, il n’est d’ailleurs que d’écouter Bernard délivrer par ses explications minutieuses et enthousiastes toute leur signifiance. 

Mais n’allons pas croire que ses tableaux soient de grands rébus dont lui seul aurait la clef. Si Bernard se sent libre dans ses sujets et ses représentations,  chacun d’entre nous est d’autant plus libre dans la lecture des signes que rien ne permet d’identifier le récit-source, à la différence de l’artiste  médiéval qui puisait dans de larges références culturelles, implicites (La Bible, l’Antiquité) ou explicites (le texte adjacent). 
Au fond, la clef qu’il nous délivre, si nous la lui demandons, est souvent ludique. La nôtre sera plus personnelle, peut-être plus grave, mais nécessairement poétique ou onirique, comme nous y a accoutumés Chagall à qui Bernard décoche quelques clins d’œil. Parfois pourtant, la Mélancolie se fait jour, comme dans cette transposition temporelle du motif de Dürer où l’horloge nous indique qu’il est trop tard pour nous, devant le béton, la pollution, les guerres et l’atome.
Nous sommes au demeurant invités à cette liberté par la récurrence de motifs très modernes. Si la peinture médiévale s’encadrait volontiers dans un décor géométrique, animal ou végétal, celle de Bernard s’inscrit obstinément dans un damier noir et blanc qui nous renvoie au langage binaire omnipotent. Si le céleste rayonnait dans les enluminures  bibliques, c’est le cosmique qui se manifeste ici, souvent de façon inattendue. Un disque galactique, une supernova, la planète suspendue dans l‘espace, un homme-robot, font pendant à des forêts d’antennes qui captent sans doute de lointains sursauts gamma. Mais le tout est transpercé par une corne de lune romantique, qui remet le rêve en contrepoint de la terrible froideur spatiale.  

Et ce bleu du ciel, ce noir de l’espace surplombent sans cesse l’étang de Bages et le massif de la Clape qui, grâce à Bernard, sont en passe de détrôner la gare de Perpignan comme centre du monde et du cosmos. 

Jean-Claude Faucon
Professeur émérite des Universités
(Langue et Littérature médiévales)